« La statistique, plus forte que l’amour »

J’ai trouvé cet article en préparant une de mes séances de « données sociales » dont le thème était la conjugalité. Cet article (paru en 2014 dans une chronique de Libération) m’a fait sourire car il m’a rappelé certaines discussions avec des ami.e.s. Je fais souvent référence aux statistiques alors que nous évoquons des sujets considérés comme personnels et intimes…

Mais voilà, on a des stat’ sur presque tout et les stat’ c’est toujours un peu de nous.

J’aime aussi comment les « statisticien.ne.s » (et j’ai forcément une pensée pour ceux et celles que je connais personnellement) sont décrit.e.s.

Par Paul B. Preciado,

Philosophe, directrice du Programme d’études indépendantes musée d’Art contemporain de Barcelone (Macba)

Les statistiques et les lignes de la main

Il existe un tableau des risques annuels de rupture des couples (1). Un tableau statistique qui mesure la catastrophe. Ou la libération. Qui compte l’enthousiasme. Ou la stagnation. Qui mesure la douleur. Le chaos et la réorganisation du monde affectif. Selon l’année de mise en couple, les âges et sexes, les salaires, le nombre d’enfants en commun, selon la durée écoulée entre le départ du domicile parental, selon le métier, selon les lieux de naissance et d’habitation, les âges respectifs à la fin des études, le statut juridique (mariage, pacs, cohabitation, domiciles séparés) et le PIB annuel, il est possible de savoir quels sont les risques statistiques de continuité ou de débâcle d’un couple. Tout est là, votre rupture future est déjà codifiée dans cette grille, plus facile à lire qu’un sillon dans les lignes de votre main.

Rupture : qui, quand, comment

Les statistiques disent qu’en France un mariage sur deux dure moins de dix ans et que 15% des 25-65 ans vivent seuls. Qu’en 2013, il y a eu 130 000 divorces et 10 000 dissolutions de pacs. Que c’est entre 40 et 45 ans que les gens se séparent le plus. Que 65% des ruptures ont lieu en période de vacances. En conséquence, 3 couples sur 5 se séparent en été. Nous sommes donc dans une période de haute probabilité statistique. 37% des couples se remettent ensemble après la première rupture, mais seulement 12% réussissent à consolider leur relation. Le mariage favorise la stabilité de l’union, dit le tableau, de même que la présence d’enfants, mais seulement en bas âge. En revanche, les couples sont plus fragiles quand ils débutent leur vie commune assez jeunes ou dans un contexte induisant une certaine précarité économique ou sociale. Les agriculteurs, hommes ou femmes (l’étude ne parle pas des trans ou des dissidents du genre), et dans une moindre mesure les indépendants et les ouvriers, rompent moins souvent leur union que les employés. Chez les femmes, les ruptures sont plus nombreuses chez les cadres ; c’est l’inverse chez les hommes. Les femmes inactives en couple hétérosexuel sont celles qui apportent le plus de stabilité au couple – l’étude parle de «stabilité» mais ni d’infidélité du conjoint, ni de l’épanouissement personnel de l’épouse. La stabilité est ici un facteur de contrôle politique. Une société dans laquelle tous les couples se séparent serait une société révolutionnaire, peut-être la société de la révolution totale.

On est souvent dans la moyenne

Quand je fais passer ma vie (ma vie matérielle, ma vie réduite à une information computable) à travers cette grille, je remarque, d’abord avec surprise, puis avec soulagement, que je suis dans la moyenne statistique – même si l’étude n’a pas encore recensé les couples formés d’un trans in between non opéré et d’une femme hors norme. La singularité de notre résistance de genre se plie aux lois statistiques. La statistique est plus forte que l’amour. Plus forte que la politique queer. La statistique transforme les nuits où nous nous sommes aimés et les jours sans colonne vertébrale qui viennent après la rupture en matière inerte pour calcul arithmétique. Et maintenant, l’immobilité de ces chiffres me fait du bien.

[…] Les statisticiens sont des météorologues et des anthropomètres. Comme ils apprennent à prédire le temps qu’il fera, ils prédisent aussi les naissances, les morts, les coups de foudre et les ruptures. Une autre enquête […] avance que, pendant les quinze mois de leur «lune de miel», les couples font l’amour en moyenne une fois par jour. Après quatre ans de relation, la moyenne descend à 4 fois par mois. Après 15 ans, 50% des couples le font 4 fois par an, l’autre moitié fait chambre à part.

Après une relecture détaillée de mes journaux et un scrupuleux décompte fait grâce au temps libre et à l’énergie obsessionnelle que laissent les ruptures, je calcule que je l’ai aimée 93% des jours que j’ai passés avec elle. Que j’ai été heureux 67% du temps, malheureux 11% du temps. Je ne peux pas me prononcer, par manque de mémoire ou de recensement précis, sur les 22% du temps restants. Nous avons fait l’amour 60% des jours, avec 90% de satisfaction dans les trois premières années, 76% les deux suivantes et seulement 17% pendant les dernières. Nous avons dormi ensemble 87% des nuits, nous sommes embrassés avant de dormir 97,3% des jours. Nous avons lu au lit ensemble 99% des jours. La qualité relative (98%) des mots échangés pendant notre relation fut quasi invariante dans le temps – à l’exception des jours qui précédèrent la séparation.

Conclusion lyrique

Notre couple, hyperbole de la perversion selon la psychologie hétérocentrée, est juste dans la norme. Jamais les instruments de la biopolitique hégémonique ne m’ont autant réconforté. Je constate aussi que la capacité d’agencement critique et de rébellion est inversement proportionnelle à l’intensité de la souffrance amoureuse. Comme Spinoza l’annonça en 1677, avant l’invention de la statistique, un même et seul affect ne peut pas se déployer dans des directions divergentes. Je suis dans l’été de la rupture et les bouleversements qui touchent directement au plexus solaire font fuir les héros. Commence dans mon cœur la bataille entre l’apaisement de la statistique et la fureur de la révolution.

(1) Que l’on pourrait tirer de toutes les statistiques publiées autour du couple, de la famille et de la vie amoureuse et sexuelle.

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